Intérêt et conditions politiques d'existence d'un programme interdisciplinaire de recherche co-construit avec des gestionnaires de l'eau : l'exemple du PIREN-Seine
Gabrielle Bouleau  1, 2@  , Laurence Lestel  3@  
1 : INRAE
INRAE, UMR LISIS Université Paris-Est Marne-La-Vallée, F-77454 Marne-la-Vallée Cedex 02
2 : Laboratoire Interdisciplinaire Sciences, Innovations, Sociétés
INRAE
3 : METIS (UMR 7619)
CNRS : UMR7619, Université Pierre et Marie Curie [UPMC] - Paris VI
UPMC, Case courrier 105, 4 place Jussieu, 75005 Paris -  France

Curieux objet organisationnel que le PIREN-Seine ! Financé par treize partenaires qui co-construisent des questions de recherche avec des scientifiques, traitées ensuite par plus de vingt équipes de recherche, ce programme fonctionne sans autre structure institutionnelle qu'un faisceau de conventions bilatérales. Ce qui pouvait apparaître en 1989 comme une modalité provisoire n'a cependant pas été un handicap pour que perdure pendant trente-cinq ans un dialogue fécond entre gestionnaires de l'eau et chercheurs de multiples disciplines autour d'outils de modélisation. Dans cette communication, après avoir brièvement présenté ce programme, nous proposons une réflexion sur les conditions politiques d'existence de ce programme et d'usage de ses outils de prospective.

Le PIREN-Seine est un Programme Interdisciplinaire de Recherche sur l'ENvironnement de la Seine, de ses affluents et de son bassin, depuis le Morvan et le piémont des Ardennes jusqu'au dernier barrage stoppant l'influence de la marée à Poses. L'approche par bassin versant instituée en France par la loi sur l'eau de 1964, facilite l'établissement de bilans emboités d'eau et de matériaux transportés et permet d'appréhender dans leur globalité les processus régissant l'écologie aquatique. Entorse à cette logique, la partie estuarienne de la Seine, soumise à l'influence de la marée est étudiée séparément par un groupement d'intérêt public (GIP Seine aval). La traversée de l'agglomération parisienne dispose également d'un programme de recherche autonome sur l'hydrologie urbaine (OPUR). Cependant ces trois programmes bénéficient d'un soutien du CNRS au sein de la Zone Atelier Seine qui assure une complémentarité des connaissances produites (Lestel et al., à paraître).

De nombreux acteurs sont impliqués dans la gestion de l'eau de ce bassin, dont une grande partie sont les financeurs du PIREN. L'agence de l'eau Seine Normandie (AESN) met en œuvre le principe pollueur-payeur sur ce territoire. Son comité de bassin élabore le SDAGE (schéma directeur d'aménagement et de gestion des eaux) pour répondre aux exigences des réglementations françaises et européennes en matière de protection de la ressource en eaux et des milieux Les débits et hauteurs d'eau du fleuve sont influencés par l'EPTB Seine Grands Lacs, qui gère les réservoirs situés en amont de Paris. Les eaux usées et les eaux pluviales de l'agglomération parisiennes sont traitées par les collectivités territoriales et le Syndicat d'assainissement de l'agglomération parisienne (SIAAP). Les seuils et écluses sont entretenus par Voies Navigables de France (VNF). L'eau prélevée en Seine, Oise et Marne pour l'alimentation en eau potable est traitée et distribuée par plusieurs opérateurs publics ou privés. Des entreprises extraient des sables et graviers dans la plaine alluviale. Services de l'Etat, villes, Métropoles de Paris, communautés de communes, Syndicats, départements et régions sont impliqués dans la gestion des rivières milieux aquatiques et sur leur territoire et notamment du risque inondation (GEMAPI) sur leur territoire. Historiquement le programme a fédéré des équipes d'hydrologie, sédimentologie, chimie de l'environnement, biogéochimie, sciences de l'ingénieur autour des questions d'épuration des eaux et de soutien d'étiage, puis s'est ouvert progressivement aux sciences humaines et sociales dans une approche interdisciplinaire incluant l'histoire environnementale et l'histoire de l'environnement, la géographie des territoires, l'économie, la science politique.

Le PIREN-Seine a été créé en 1989, dans un contexte d'impasse politique de localisation des équipements de traitement des eaux usées (Bouleau et Fernandez, 2012), sur initiative de la Délégation de bassin Seine-Normandie et sur le modèle de programme dédié à des grands fleuves comme le CNRS en avait porté sur le Rhône, la Garonne et la plaine d'Alsace en 1979 (Jollivet, 2001). A l'époque, le niveau de contamination du fleuve par les flux rejetés par la ville et ses industries, les apports par les activités agricoles et leurs effets sur les eaux réceptrices, la faune et la flore, étaient peu étudiés par les scientifiques et insuffisamment surveillés par la science réglementaire (Bouleau et al., 2017, Meybeck et Lestel, 2017).

Le rôle majeur du PIREN Seine a été de concevoir des modèles mécanistes pour comprendre les processus en jeu. Un premier modèle a représenté les flux biogéochimiques d'azote et de phosphore, puis de carbone et de silice, dans le réseau hydrographique. Un deuxième modèle a été plus spécifiquement dédié aux processus biologiques liés aux rejets de l'agglomération parisienne sur la Seine aval. Ces modèles sont désormais couplés à d'autres pour simuler les effets de modifications de pratiques agricoles et de divers scénarios climatiques sur la qualité et la quantité d'eau de surface et souterraine et sur les populations piscicoles. Certains de ces modèles ont généré des outils d'aide à la décision, par exemple pour l'optimisation des filières d'assainissement (traitement de l'azote et du phosphore) et la simulation de l'effacement d'ouvrages hydrauliques. Ils participent à compléter et éclairer l'évaluation de la qualité des milieux aquatiques réalisée par l'AESN au-delà de l'exercice réglementaire imposé par la directive cadre européenne sur l'eau (2000). Ces modèles ont aussi servi à construire l'Indice d'eutrophisation de la zone côtière (ICEP, Billen et Garnier, 2007) dont l'usage est maintenant recommandé à l'échelle internationale dans le cadre des objectifs de développement durable. Des scénarios rétrospectifs et prospectifs ont été produits, notamment des situations contrastées de modèles agri-alimentaires sur des petites régions, avec leurs effets sur la qualité de l'eau.

Une des originalité du programme est sa cellule transfert qui assure le lien avec les partenaires gestionnaires pour co-construire les questions de recherche, pour animer des ateliers de co-réflexion dans les territoires, pour aider les scientifiques à communiquer leurs résultats dans différents formats (colloques annuels, journée scientifique, posters, plaquettes, fascicules techniques, rapports et ouvrages de synthèse) consultables en ligne, indépendamment du processus de diffusion du savoir scientifique destiné à la communauté scientifique internationale.

Les modalités d'implication du PIREN-Seine dans l'action publique sont plurielles. Les chercheurs produisent des arguments dans des controverses, versent au débat des éléments qui en modifient le cadrage, sont sollicités pour avis par des techniciens des différentes structures gestionnaires, forment des experts qui sont recrutés par ces organisations, etc. A l'occasion du récent débat public (2023) sur la filière de filtration envisagée par le SEDIF pour sa filière de potabilisation, plusieurs chercheurs du programme ont rencontré ce maître d'ouvrage pour mieux comprendre le dispositif envisagé et lui poser des questions. Puis chaque chercheur a pris part au débat organisé par la commission particulière du débat public de manière individuelle sans position commune, parce que les connaissances produites au PIREN apportent des pour et des contre vis-à-vis de cette solution. En revanche sur la question des retenues de substitution (mégabassines) alimentées par pompage depuis les aquifères, la position des chercheurs du programme est plus consensuelle pour dénoncer un stockage qui favorise certains usages peu durables au détriment des ressources en eau de l'aval. Sur la question de la baignade en Seine, un comité de pilotage associant gestionnaires et chercheurs a conçu en commun le sommaire d'un fascicule de synthèse des connaissances et a validé le document rédigé par les scientifiques. Cette expérience a montré que le format des données, la présentation des enjeux et le récit de l'histoire sont des choix qui peuvent surprendre les gestionnaires voire les mettre en difficulté, mais qu'ils apprécient que le PIREN ait ce rôle de publicisation des connaissances, qu'ils puissent fournir et éventuellement corriger les données utilisées et qu'ils soient destinataires du message en avant-première pour s'y préparer. Le PIREN a aussi conçu des scénarios de rupture sur les systèmes agrialimentaires en modélisant un bassin en décroissance démographique. Cela a suscité des réactions vives de partenaires qui ne peuvent pas porter ce message. Mais ces réactions n'ont pas remis en cause ni les financements ni la publication de ces résultats qui ont ouvert le champ des possibles dans le débat.

Il est intéressant de replacer ces différents modes de contribution du PIREN à l'action publique dans une configuration politique qui n'est pas propice à l'anticipation dans le domaine de l'eau. En effet, les crises évitées par une bonne anticipation (des pollutions, des sécheresses, des crues) passent souvent inaperçues du public et apportent donc peu de bénéfices politiques aux acteurs prévoyants, alors que l'anticipation nécessite de remettre en cause des intérêts constitués (activités polluantes, usages de l'eau, intérêts économiques en zone inondable). Si jamais la crise n'advient pas, les décisions coûteuses seront reprochées à celui qui les a prises. A l'inverse, l'acteur politique qui ne remet pas en cause ces intérêts constitués et qui ignore les scénarios construits par les experts parvient aisément à éviter le blâme en cas de crise en arguant du caractère inattendu de l'évènement qui surprend la population majoritairement non spécialiste de l'eau. Individuellement les acteurs politiques n'ont donc pas tellement intérêt à financer de la recherche permettant de modéliser des scénarios d'anticipation. Mais si plusieurs acteurs se lancent dans l'aventure, alors il devient coûteux de ne pas en faire partie parce qu'on obtient l'information après les autres et sans avoir pu faire entendre ses propres contraintes. Dans un tel contexte, les acteurs qui ont plus particulièrement en charge les questions d'eau ont intérêt à ce que la connaissance sur les vulnérabilités hydriques soit largement partagée et dépolitisée et qu'ils puissent y avoir accès un peu avant qu'elle ne soit transmise au public pour adapter leur communication. Cette configuration explique qu'au-delà de la fenêtre d'opportunité de départ du programme causée par l'impasse politique, le programme se soit poursuivi malgré sa fragilité institutionnelle.

Références

Billen G. et Garnier J., 2007, « River basin nutrient delivery to the coastal sea: assessing its potential to sustain new production of non-siliceous algae », Marine Chemistry vol. 106, n° 1-2, p. 148-160.

Bouleau G. et Fernandez S., 2012, « La Seine, le Rhône et la Garonne : trois grands fleuves et trois représentations scientifiques ». in Gautier D., Benjaminsen T., (dir.). Environnement, discours et pouvoir. L'approche Political ecology, Versailles, Quae, p. 201-218.

Bouleau G., Marchal P.-L., Meybeck M. et Lestel L., 2017, « La construction politique de la commune mesure de la qualité des eaux superficielles en France : de l'équivalent-habitant au bon état (1959-2013) », Développement durable et territoires [En ligne] vol. 8, n° 1.

Jollivet M., 2001, « Un exemple d'interdisciplinarité au CNRS: le PIREN (1979-1989) », La revue pour l'histoire du CNRS, n° 4.

Lestel L., Fisson C., Meybeck M., Garnier J. et Chebbo G., à paraître, « Le sociohydrosystème investi par la Zone atelier Seine ». in Ragueneau O., Bonnefond M., Lea V., (dir.). Les zones ateliers, ISTE.

Meybeck M. et Lestel L., 2017, « A western European river in the Anthropocene: The Seine, 1870-2010 ». in Kelly J. M., Scarpino P., Berry H., Syvitski J., Meybeck M., (dir.). Rivers of the Anthropocene, Univ. California Press, p. 84-100.

 


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