Objet de recherche, démarche et problématique :
À l'heure des appels récurrents à la transition écologique et énergétique, dans l'action publique comme pour les entreprises et les individus, la méthanisation est en plein développement. En France, la production de biogaz a crû d'environ 1 à 11,8 térawattheures/an (TWh) entre 2007 et 2024, ce qui en fait un enjeu fort, d'autant qu'à l'échelle européenne, la production annuelle de biogaz a également crû de 80 TWh/an en 2011 à 225 TWh/an environ en 2022. Fin 2021, d'après l'European Biomethane Benchmark (EBB), l'on dénombrait 11 837 installations de méthanisation agricole en Allemagne (au 1er rang des pays producteurs), 1 984 en Italie, 1 191 au Royaume-Uni, etc. Les projecteurs se sont par ailleurs portés, depuis le début 2024, sur la situation dégradée des agriculteurs en Europe, exprimée dans un considérable mouvement de mobilisation, qui interroge à la fois sur la profession agricole aujourd'hui et plus largement sur la transition écologique et énergétique de nos sociétés. Dans ce contexte, la méthanisation agricole questionne à la fois la feuille de route de la Commission européenne « pour une économie sobre en carbone à l'horizon 2050 » et la stratégie « Farm to Fork », partie intégrante du Green Deal, en donnant à voir les transformations du métier d'agriculteur et celles des ressources et innovations en contexte d'appels récurrents à la durabilité. C'est dire qu'elle est devenue bien davantage qu'une « niche », au sens des science and technology studies, qui considèrent le degré d'inclusion des politiques pouvant permettre de « déborder » les premières expériences énergétiques alternatives jusqu'à conduire à une reconfiguration de régime, c'est-à-dire une transition (Ratinen, Lund, 2015).
Concrètement, en amont, les méthaniseurs sont alimentés par des intrants : déchets des ménages et collectivités, boues d'épuration et d'abord résidus agricoles (qui représentaient 43% des intrants utilisés fin 2022 dans l'Union européenne) mais aussi une part de cultures dédiées : maïs, betterave ou sorgho peuvent par exemple être cultivés spécialement à cette fin – les projets « à la ferme » étant les plus répandus en France (1 052 sur les 1 494 sites de méthanisation recensés au 01/01/2023). Puis, en aval, la dégradation produit du biogaz – valorisé en tant qu'énergie renouvelable – et du digestat – qui peut servir de fertilisant organique par épandage, mais fait débat notamment quant à la pollution des nappes phréatiques par des pathogènes, là même où est pompée l'eau potable pour tout un territoire.
Partant de ces constats, nous proposons de contribuer aux journées Recherche et action publique – REAP 2024 en analysant la méthanisation agricole dans le cas français à travers un dispositif qui s'inscrit pleinement dans l'esprit d'un échange entre chercheurs, praticiens et acteurs non-académiques, publics et privés, autour de l'action publique et des politiques territoriales. En ce sens, notre proposition s'appuie sur une triple assise, à savoir :
(i) sur le projet METHATIP « Enjeux socio-environnementaux de la méthanisation agricole : transition énergétique, identités professionnelles et “nouvelles ruralités” » (2022-2025), lauréat de l'appel 80|Prime du CNRS, qui prône une recherche interdisciplinaire (ici entre un volet de sociologie et de chimie de l'environnement) et transdisciplinaire, en prise avec les acteurs locaux : https://sage.unistra.fr/membres/enseignants-chercheurs/28479/ ;
(ii) pour ce faire, nous avons notamment mobilisé la Zone Atelier Environnementale Rurale du CNRS en Argonne, associant 25 laboratoires en sciences de l'environnement et en sciences sociales, et 15 collectivités et structures publiques de la région Grand Est, autour d'une thématique structurante « Recherche impliquée : lien entre connaissances et gouvernance du système socio-écologique » : https://www.univ-reims.fr/zarg ;
(iii) et notre recherche s'inscrit aussi dans le cadre de la Chaire industrielle MERGE – Méthaniseurs en région Grand Est (2023-2027) sur les projets auprès d'agriculteurs, en lien avec l'université de Reims (porteur : Emmanuel Guillon, chimie de l'environnement) et en partenariat avec GRDF, GRT Gaz, l'Office français de la biodiversité, la Fédération nationale des chasseurs et les fédérations départementales Ardennes et Marne, et les collectivités Ardenne Métropole, Grand Reims et la région Grand Est : https://www.univ-reims.fr/recherche-innovation-et-valorisation/chaires/merge-industrielle/methaniseurs-en-region-grand-est,26594,43565.html. Le volet d'analyse sociologique que nous menons a fait en particulier l'objet d'une convention avec GRDF.
C'est dans le cadre de ce dispositif que nous avons retenu empiriquement la région Grand Est, « en pointe » dans le développement de la filière méthanisation agricole en France, avec ses 250 unités en fonctionnement en août 2022, plus 59 en construction ou en projet, pour une puissance de 62,3 MW en cogénération et 147 MW en injection, selon les données du programme ACSE (Région Grand Est et ADEME). Plus particulièrement, nous focalisons, à travers les partenariats universitaires et praticiens susmentionnés, sur une comparaison entre deux territoires distincts en Grand Est, à savoir l'Alsace, d'une part, et l'Argonne (à la jonction de la Marne, de la Meuse et des Ardennes), de l'autre.
Une triple entrée abonde la mise en dialogue entre recherche et action publique :
1/ Le sujet illustre des changements dans l'action publique agricole sous un prisme intersectoriel : concurrence possible entre usages alimentaires et énergétiques des cultures, couplage ou non entre un référentiel local en transition écologique et en transition énergétique (Chailleux, Hourcade, 2021), place de l'agriculture dans les « nouvelles ruralités » qui ne se résument pas à la production alimentaire (Larrue, 2017), perspective écosystémique air-sol-eau-biote en regard de l'épaisseur socio-politique des territoires, etc. (Dziebowski et al., 2023).
2/ Cela marque les changements d'échelles des politiques agricoles locales, dans des dynamiques pluri-scalaires : entre les objectifs européens, les cadrages juridiques nationaux de la méthanisation agricole et leurs appropriations – par exemple, les cultures dédiées sont limitées dans la part des intrants (15% lissés sur 3 ans), mais pas les cultures dites intermédiaires, intercalées entre des cultures alimentaires... même si elles ont un effet sur ces dernières –, les schémas régionaux biomasse, et localement la double échelle de l'exploitation et du territoire à l'entour.
3/ Se jouent en permanence des innovations territoriales de régulation, entre les politiques publiques, l'expertise d'énergéticiens dans la transition socio-technique (Labussière, Nadaï, 2018), les modes d'organisation des agriculteurs et l'entremise des collectivités/le soutien d'élus locaux (Bourdin, 2020), sans oublier des mobilisations citoyennes et environnementalistes.
Matériau empirique et méthodes :
- Au centre de notre dispositif d'enquête en sociologie, ont été mobilisées des méthodes qualitatives, dans un croisement entre des observations in situ (menées directement sur les unités de méthanisation ou encore, par exemple, à l'occasion de notre participation à un comité régional méthanisation organisé par la Région Grand Est, l'ADEME et la DREAL et en présence d'une diversité d'institutionnels et représentants de la filière : Association des agriculteurs méthaniseurs du Grand Est, Agence de l'Eau, Chambres d'agriculture, opérateurs de méthanisation, industriels, banquiers, scientifiques, acteurs associatifs, etc.) et 72 entretiens individuels ou collectifs, dont 65 menés auprès des agriculteurs (39 porteurs de projets, représentant au total 33 unités de méthanisation agricole en Argonne, plus 5 pairs non engagés dans la pratique ; 34 porteurs en Alsace, représentant 28 unités de méthanisation agricole) et 6 auprès d'acteurs clefs des territoires étudiés et de la filière méthanisation agricole (coopérative agricole, lycée agricole, ADEME, GRDF, DDT, élus...).
- Nous avons également conduit une analyse lexicométrique des mises en énoncés sur 5 ans à partir de la presse quotidienne française, à l'échelle nationale et du Grand Est, via les bases Europresse et Factiva : ici la presse est analysée comme un miroir de mise sur agenda de l'action publique et des traductions concrètes qui se repèrent – y compris les jeux d'acteurs.
Principaux résultats
Notre étude permet de dégager 3 grands résultats :
1/ Les unités de méthanisation sont d'abord visibilisées comme une production d'énergie, entre des politiques incitatives (de l'Europe au local) et l'inscription dans un territoire (autour de la figure de l'agriculteur et de la viabilité des projets) ; ce positionnement se fait au détriment de questionnements socio-environnementaux (les cultures dédiées, le digestat...) et traduit au concret, pour les acteurs parties prenantes, publics et privés, un répertoire de légitimation de la transition agricole et énergétique distinct de la transition écologique.
2/ L'ensemble des scénarii 2050 (RTE, ADEME, Afterres2050, Stratégie française pour l'énergie et le climat, etc.), du plus frugal au plus technologique, s'accordent sur le fait que la méthanisation sera un acteur significatif de la transition vers une énergie décarbonée, qui fournira environ 100 TWh de biogaz en 2050, sur une consommation d'énergie finale estimée à environ 900 TWh (contre 10,5 TWh actuellement, sur 1 611 TWh d'énergie consommée, d'après la Stratégie française pour l'énergie et le climat). Or, multiplier par dix la part de la méthanisation passe par une réduction conséquente des cheptels d'élevage afin de dégager les surfaces nécessaires au développement massif de cultures dédiées (avec une division par 3 de la consommation de protéines animales dans le scénario « Génération frugale » de l'ADEME, une division par 2 pour les scénarios « coopérations territoriales » de l'ADEME et Afterres2050, ce dernier prévoyant une diminution de l'ordre de 40% de vaches laitières et de 60% de vaches allaitantes, présageant une profonde transformation des filières d'élevage). Ce deuxième apport touche à la place de l'expertise, ses acteurs et le choix de certains indicateurs parmi d'autres pour guider l'action publique. En effet, le consensus expert susmentionné éclipse des enjeux concrets : quel avenir des filières animales/végétales ? Quel risque des digestats à une telle échelle ?, etc. Citons par exemple le cas de discours experts dissidents relativement aux impacts réels des cultures intermédiaires à vocation énergétique (CIVE) sur les cultures principales, i.e. à vocation alimentaire : par exemple, fin 2023, un guide élaboré avec le concours de la Chambre d'agriculture des Hauts-de-France dévoilait justement un certain nombre d'externalités négatives des CIVE sur les cultures alimentaires (compétition, usage de désherbants et fertilisants chimiques...) interrogeant la transparence de la filière méthanisation quant à la durabilité des systèmes agricoles producteurs de CIVE.
3/ Enfin, comment dégager un revenu de l'activité de méthanisation pour les agriculteurs qui s'y engagent ? Encouragée par les politiques publiques, la logique d'industrialisation de la filière (et donc d'allongement de la chaîne d'acteurs) contrarie l'« évidence » d'une rentabilité de la méthanisation pour ces derniers (Berthe et al., 2022) et laisse planer une certaine confiscation par les énergéticiens (Dziebowski et al., 2023), notamment en relation aux modes d'organisation qui se complexifient (Carrosio, 2013) au détriment des exploitations familiales (Bischoff, 2012). De plus, les agriculteurs demeurent ici enserrés dans une fonction de production énergétique – soit une transaction de continuité à partir du modèle productif – plutôt que réencastrés dans les interdépendances écosystémiques suivant une pensée holistique de la transition – alors même que se pose la question d'intégrer directement les services rendus en durabilité dans le business model (Karlsson, 2019).
Références citées :
Berthe Alexandre, Grouiez Pascal, Fautras Mathilde, 2022, « Heterogeneity of Agricultural Biogas Plants in France: A Sectoral System of Innovation Perspective », Journal of Innovation Economics & Management, vol. 38, n° 2, p. 11-34.
Bourdin Sébastien, 2020, « Concertation, localisation, financements. Analyse des déterminants du déploiement de la méthanisation dans le Grand-Ouest français », Économie rurale, vol. 373, n° 3, p. 61-77.
Bischoff Anke, 2012, « Insights to the Internal Sphere of Influence of Peasant Family Farms in Using Biogas Plants as Part of Sustainable Development in Rural Areas of Germany », Energy, Sustainability & Society, vol. 2, p. 1-11.
Carrosio Giovanni, 2013, « Energy Production From Biogas in the Italian Countryside : Policies and Organizational Models », Energy Policy, vol. 63, p. 3-9.
Chailleux Sébastien, Hourcade Renaud (dir.), 2021, dossier « Politiques locales de l'énergie », Natures Sciences Sociétés, vol. 29, n° 1.
Dziebowski Aude, Guillon Emmanuel, Hamman Philippe (dir.), 2023, Idées reçues sur la méthanisation agricole, Paris, Le Cavalier bleu.
Karlsson Niklas P.E., 2019, « Business Models and Business Cases for Financial Sustainability : Insights on Corporate Sustainability in the Swedish Farm-based Biogas Industry », Sustainable Production and Consumption, vol. 18, p. 115-129.
Labussière Olivier, Nadaï Alain (dir.), 2018, Energy Transitions. A Socio-Technical Inquiry, Cham, Palgrave Macmillan.
Larrue Corinne, 2017, « Les modalités institutionnelles d'une nouvelle ruralité : “de l'environnement au rural” ? », in : Philippe Hamman (dir.), Ruralité, nature et environnement : entre savoirs et imaginaires, Toulouse, Éditions Érès, p. 455-484.
Ratinen Mari, Lund Peter, 2015, « Policy Inclusiveness and Niche Development. Examples from Wind Energy and Photovoltaics in Denmark, Germany, Finland, and Spain », Energy Research and Social Science, vol. 6, p. 136-145.
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